Armand Lecouturier «Les sculptures ne meurent jamais »
Texte d’artiste
«… Mais au-delà de cette antinomie de la forme et du contenu, il est une troisième voie d’accès au champ esthétique de la modernité. Rien ne la désigne mieux que le terme d’informe, dans l’acception que lui a donnée Georges Bataille en 1929 : l’informe est une opération qui consiste à déclasser, au double sens de rabaisser et de mettre du désordre dans toute taxinomie, afin d’annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle (forme et contenu, mais aussi forme et matière, intérieur et extérieur, etc.)1 »
Ça pendouille, c’est cassé, c’est recollé, c’est éclaté. Les sculptures éreintées d’Armand Lecouturier jonchent le sol, flottent sur les murs, apparaissent furtivement dans un coin et se dissimulent au plafond. Sorte de fantômes visibles, elles sont intemporelles, comme emprisonnées dans un clash narratif entre deux temps de l’histoire : celui d’un passé dans lequel sculptures classiques ou simples objets du quotidien se sont confrontés à l’absurdité d’une fiction qui a engendré leur infirmité.
Ce temps fictionnel insufflé par l’artiste éprouve les sculptures dans leur forme. Détériorées et hétérogènes dans leur apparence, violées dans leur matière, elles en deviennent informes, une perturbation physique qui les ramène au stade de la matière brute, dans les limbes de la « matière basse2 », celle réfractaire au sens et au concept selon Bataille.
Transformées en objets fragmentaires au caractère violemment incomplet, elles transmettent un message nouveau à travers leur irréductibilité, comme une partie d’un tout peut souvent révéler l’essentiel, comme le déchet qui a perdu sa valeur d’usage mais qui pourtant reste ouvert à son inutilité.
Pour sa première œuvre, Armand récupère du marbre blanc venant d’Athènes. Matière luxueuse et chargée d’histoire, elle lui est pourtant donnée comme un rebus. L’artiste sculpte le bloc en forme de balai et dispose à côté les débris récoltés. Dans la veine Duchampienne, cette pièce nommée Skoupa (balai en grec) pose la question du geste de l’artiste et engage une discussion sur les valeurs établies dans la pratique de la sculpture.
« Les sculptures qui s’engagent dans une nouvelle forme sont celles qui n’ont plus de fond, ou celles qui ont été épuisé dans leur signification » me confie Armand. La recherche d’identité devient alors une sorte de quête ultime. Les mythes s’entichent de matière. Pendante et à l’aspect presque visqueux, cette sculpture cache une histoire de peau dissimulée sous les traits colorés d’une voiture contemporaine. Objet perturbé par l’histoire de Saint Barthélémy, saint écorché vif pour avoir délivrer la bonne parole, Lancia Y10 est une œuvre critique de notre monde contemporain, sans consistance et aux couleurs attrayantes, un monde où les apparences sont trompeuses et dangereuses.
Chaque œuvre déploie son histoire, sa déviance. Alors que la pièce Kipple perd la face dans l’obscurité du trou béant qui ronge son minois d’apollon, un passage entre deux réalités se forme. A l’extérieur, le phénomène d’entropie emprunté dans le livre les moutons électriques et qui a vu naître le film Blade Runner commence son processus de dégradation sur la sculpture. A l’intérieur, le noir secret de fabrication, l’envers de l’œuvre qui ne nous est jamais donné à voir : les tripes de la pratique sculpturale.
Armand ne s’arrête pas là. Quand l’informe prend sens, il peut atteindre différents degrés d’expression. Mx Mstrmn (Max Musterman), le John Doe allemand, se pare de fleurs. Un retour à la tradition mortuaire autrichienne du Moyen-Age qui impliquait de peindre des roses et des croix religieuses sur les crânes afin de préserver l’identité des morts. Un texte en latin inintelligible, une sorte de Lorem Ipsum accompagne la sculpture. Méconnaissable dans les traits du visage et incompréhensible dans l’écriture, cette installation est un véritable miroir de l’âme, un espace de projection mentale pour chacun.
Parfois, l’éveil de l’objet vient après sa création. Assistant de Joseph Kosuth, Armand se prend d’amour pour les néons. Leur malléabilité et leur fragilité appellent à la détérioration. Crées de toutes pièces par l’artiste, il aime à les considérer comme des objets trouvés. Puis il les replace dans la réalité de l’espace de l’exposition pour y développer une vérité fictionnelle. Complètement intégrés dans le lieu, pliés, clignotants, bringuebalants, ces néons sont comme des portraits de ruines contemporaines racontant des histoires à la fois romantiques et apocalyptiques.
Armand Lecouturier prélève ses objets dans le réel, s’attaque à leur forme pour mieux les vider de leur histoire puis les perturbe physiquement par la fiction. Sculptures mortes, molles et brisées, elles renaissent, stigmatisées, dans une esthétique désolée de films à la Stalker. Une plongée surréaliste au cœur de la pratique sculpturale.
1 Dossier de presse de l’exposition « l’informe : mode d’emploi », Centre Georges Pompidou, 1996.
2 Georges Bataille, «Le bas matérialisme et la gnose», dans Documents, n° 1, 1930, tome 2, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. 6. «La matière basse est extérieure et étrangère aux aspirations idéales humaines et refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations.»
© Eléonore Gros, 2016

