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Jeongmoon Choi « Le Pouls de la Terre »

Catalogue d’exposition, FRAC Alsace, 2020.

Exposition du 20.02-16.08.2020

De la ligne au volume Eléonore Gros & Felizitas Diering

Quand on déplace un crayon sur le papier, on crée une ligne. Le point immobile devient une ligne avec un caractère dynamique qui active notre œil. Les cultures anciennes se servaient déjà de ce principe en reliant les toiles en constellations.

[La ligne] est la trace du point en mouvement, donc son produit. Elle est née du mouvement — et cela par l’anéantissement de l’immobilité suprême du point. Ici se produit le bond du statique vers le dynamique. Kandinsky, 1926.

La ligne est au cœur du travail de l’artiste coréenne Jeongmoon Choi (*1966 . Séoul, vit et travaille à Berlin). Dans ses œuvres, la ligne se matérialise en segments, fils, traces lumineuses et même en danse et s’étend de la surface .à l’espace praticable en trois dimensions. Jeongmoon Choi a fait des études de peinture à Séoul et s’est petit à petit éloignée de la peinture depuis son deuxième cursus en Allemagne. Avec les fils et la lumière noire, elle a trouvé les outils qui, pour elle, remplacent le pinceau et la peinture et lui permettent de travailler librement avec les lignes, les surfaces et les couleurs. Pour sa première exposition institutionnelle en France, au FRAC Alsace, elle explore les thèmes de l’espace, du mouvement et du temps. Liant les espaces intérieurs et extérieurs, elle réalise avec des fils, de la lumière UV et du son, une nouvelle installation in situ qui métamorphose l’espace d’exposition vitré du FRAC en un dessin immersif, tel un sismogramme en trois dimensions — à la fois esthétique et inquiétant. L’artiste explique : « Je dessine les mouvements et les vibrations de la terre, leurs traces et mémoires matérielles et immatérielles ».

Le Pouls de la Terre est à la fois le titre de l’exposition et celui de l’installation qui remplit l’espace. Jeongmoon Choi utilise les enregistrements sismographiques du tremblement de terre de Tōhoku (Japon) qui a déclenché en 2011 l’un des plus grands tsunamis et conduit à la catastrophe nucléaire de Fukushima. Elle traduit les valeurs de l’échelle de Richter et les mouvements des plaques tectoniques par un jeu de fils tendus sur les 250 m2 d’espace d’exposition. Avec ces fils, produits spécialement pour son installation, elle érige des architectures à la fois solides et vulnérables qui oscillent entre virtualité et réalité. À l’intérieur de l’installation, une œuvre sonore transpose le son des battements du cœur de l’artiste en ondes sismiques. Immersive et labyrinthique, cette expérience visuelle et auditive entraîne le visiteur à s’approprier un nouvel « espace intermédiaire » partagé entre ombre et lumière qui se plie au passage des corps et dessine de nouvelles perspectives et trajectoires à apprivoiser.

Dans le film et l’activation physique de l’installation par la chorégraphie, cet aspect est renforcé. Cette performance dansée a été conçue en collaboration entre Jeongmoon Choi et l’École de Théâtre Physique de Strasbourg. Les danseuses et danseurs réagissent physiquement, en une chorégraphie improvisée, aux espaces dessinés et les prolongent dans l’espace et le temps. Les gestes et le travail physique, qui jouent un rôle important dans le processus de création de l’artiste, sont tout autant représentés que les émotions situées entre danger et vulnérabilité. Elle rappelle les enjeux de son œuvre située entre les positions et perceptions analogiques et numériques et s’emploie à lancer un processus de recherche sur les structures, les mouvements et les perspectives dans l’espace, et le jeu des corps. La danse aussi, en tant que mouvement de points, devient une ligne dans l’espace. Comme dans ses travaux plus anciens, elle s’intéresse avec Le Pouls de la Terre aux possibilités qu’offre l’espace et thématise la perception qu’on en a, par le son, la lumière et le corps. L’installation permet aux visiteuses et visiteurs de prendre conscience de leurs propres mouvements et de leur corps. Les fils tendus entre le plafond et les murs forment un maillage à travers lequel le visiteur est amené à déambuler et se déplacer entre les lignes qui courent dans différentes directions. En entrant dans l’espace, on entend un pouls humain qui accélère et ralentit selon le sismogramme de Tōhoku, celui-ci étant traduit en fréquences sonores. « Je vise un moment où la pulsation visuelle et acoustique de l’installation se confond avec le pouls du visiteur », explique l’artiste. Grâce à un générateur de code-barres, l’artiste enregistre sous forme d’une séquence de lignes, le jour tragique du 11 mars 2011, lorsque le tremblement de terre d’une magnitude de 9,0 Mw a dévasté la région de Tōhoku. Le titre Tōhoku, 9.0 Mw, Japan, 11 Mar. 2011 (2019) est transcrit en symboles binaires composés de lignes et intervalles parallèles de différentes largeurs. Ce code-barres est ensuite redessiné à la main avec des fils noirs et blancs tendus de chaque côté du cadre. Le volume qui en résulte vibre comme en écho aux chocs de la terre et oscille entre faits et illusions. Dans son ensemble, l’image n’est pas perceptible à l’œil humain. La catastrophe naturelle visualisée sous forme de code-barres contredit l’objectif réel d’un code-barres, qui simplifie notre vie quotidienne et la rend contrôlable par un « beep ». Le travail en trois parties porte tant sur la relation entre la technologie moderne et l’impossibilité de contrôler les phénomènes naturels, que sur la disparition d’informations. La date et le lieu de la catastrophe de Tōhoku ont été oubliés aujourd’hui, mais ses conséquences sont toujours présentes.

Puis-je transmettre le rythme inaudible de la terre à travers mon dessin dans l’espace ? Dans Tectonic Score (2019), l’artiste transcrit par des lignes droites la tectonique des plaques et le rythme de ses mouvements. Cette œuvre comporte sept dessins au crayon sur papier ivoire. Les mouvements de la terre, tels des partitions, sont interprétés en une œuvre musicale. Dans son travail, Jeongmoon Choi s’intéresse depuis longtemps à la relation entre la ligne et l’espace qui s’en dégage — dans l’espace physique tridimensionnel, mais aussi en deux dimensions sur le papier et la toile. Par des traits « consciemment » rythmiques et en diagonales, l’artiste transpose le rapport entre les traits et les espaces intermédiaires « vides » qui en découlent. Pour l’artiste, il s’agit là de vecteurs énergétiques qui font la médiation entre l’espace « vide » et le visiteur.

Provoquant des impressions paradoxales, les œuvres sensuelles et abstraites de Jeongmoon Choi jouent avec les limites de notre perception pour tendre vers le transcendant et l’intangible. L’artiste nous rappelle à l’ordre sur les dysfonctionnements d’une activité humaine qui se confronte en permanence aux énergies cosmiques et qui ne peut pas contrôler son environnement malgré les progrès technologiques. Une invitation à méditer sur la vulnérabilité de notre espèce, sa beauté et sa fragilité qui parfois laisse place à un sentiment de menace et d’instabilité face aux effets des catastrophes et phénomènes naturels.

L’exposition s’inscrit dans le projet artistique « Natures » qui exploite la diversité de la création artistique dans sa confrontation avec les caractéristiques architecturales et spatiales du FRAC Alsace et forme une trilogie avec les expositions personnelles précédentes : peinture (House for a Painting : Susanne Kühn + Inessa Hansch), photographie (Arno Gisinger : Les Bruits du Temps) et dessin (Jeongmoon Choi : Le Pouls de la Terre).

Catalogue trilingue Français/Anglais/Allemand tiré à 500 exemplaires
ISBN 978-2-911963-72-8
Tous droits réservés : FRAC Alsace, l’artiste et les autrices.

Article paru dans Point Contemporain